Entretien

Colombie : des bibliothèques pour réconcilier

Consuelo Gaitán - Photo Photo Olivier Dion

Colombie : des bibliothèques pour réconcilier

Directrice de la Bibliothèque nationale de Colombie, Consuelo Gaitán explique à Livres Hebdo la politique sans précédent qui a fait de l’implantation de bibliothèques dans les zones touchées par la guerre un axe majeur du processus de réconciliation nationale entamé
depuis la signature de l’accord de paix entre le gouvernement et les Farc.

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Par Véronique Heurtematte,
Créé le 01.12.2017 à 08h14

Les onze heures de vol depuis Bogota n’ont rien entamé de son énergie. Dans le café où nous la rencontrons dès son arrivée, Consuelo Gaitán, directrice de la Bibliothèque nationale de Colombie, en visite à Paris dans le cadre de l’année France-Colombie 2017, nous accueille avec un grand sourire. Elle est venue parler d’une initiative qui lui tient particulièrement à cœur : le déploiement depuis janvier de vingt bibliothèques publiques mobiles dans les zones les plus affectées par le conflit armé qui a opposé pendant cinquante-deux ans le gouvernement colombien au groupe des Forces armées révolutionnaires de Colombie (Farc).

La signature d’un traité de paix entre les deux parties le 24 novembre 2016 a ouvert le processus de démobilisation de plusieurs milliers d’ex-combattants des Farc, regroupés dans des zones de transition. Les 20 bibliothèques mobiles, achetées à l’ONG Bibliothèques sans frontières, créatrice des bibliothèques en kit baptisées "Ideas Box", doivent appuyer le processus. Elles sont gérées par la Bibliothèque nationale de Colombie, qui, à côté de ses missions patrimoniales, est chargée de la coordination du réseau des bibliothèques publiques du pays.

Consuelo Gaitán - Ce programme est l’une des initiatives lancées dans le cadre du processus de réconciliation nationale. L’enjeu est énorme : nous sommes convaincus que la bibliothèque est le meilleur outil pour créer un espace démocratique de rencontre où restaurer la confiance, ouvrir le dialogue entre les populations civiles et les ex-combattants, et apporter à tous une offre documentaire diversifiée, gratuite et de grande qualité. Dans ces zones reculées et rurales, les bibliothèques publiques mobiles permettent d’offrir sur une petite surface tous les services de lecture publique - livres, ebooks, magazines, tablettes numériques, ordinateurs avec une connexion Internet. Durant le conflit, l’Etat était complètement absent des zones occupées par les combattants. Que la première émanation du gouvernement à s’y installer aujourd’hui soit une bibliothèque constitue un symbole fort pour le pays.

L’accueil a été incroyablement bon. Nous pensions que ce serait difficile de mobiliser les gens autour d’un projet culturel, dans un pays qui se passionne surtout pour des activités comme le foot et la musique, mais cela n’a pas été le cas. Je crois que les gens avaient un très grand besoin de s’exprimer, de parler de ce qu’ils ont vécu, de la guerre, de la violence. Et les bibliothécaires chargés des bibliothèques publiques mobiles ont fait un gros travail de sensibilisation. Ils ont d’abord rencontré dans chaque zone le chef de la communauté locale et le commandant des Farc pour leur exposer le projet, les activités et les animations qu’on pouvait construire autour. Ils ont ensuite présenté les bibliothèques publiques mobiles aux habitants.

Aujourd’hui, ces derniers se sont tellement approprié les bibliothèques qu’ils ne veulent pas les laisser partir, alors que le projet de départ était de les déplacer au fur et à mesure. Les collectivités locales se sont donc organisées pour créer des lieux pérennes. Comme elles ont peu d'argent, elles ont parfois collecté les fonds nécessaires en organisant des combats de coqs ou des bals ! Elles se sont aussi engagées à recruter un bibliothécaire professionnel et à assumer les frais de fonctionnement. A partir de janvier 2018, ces 20 bibliothèques entreront dans le réseau national des bibliothèques publiques. Elles bénéficieront ainsi des services fournis par la Bibliothèque nationale aux établissements du réseau, qui doivent répondre à des critères de qualité tels que disposer d’une collection de 2 500 livres, mener des actions de promotion de la lecture, proposer des animations.

Nous avons sélectionné des livres d’histoire universelle, latino-américaine et colombienne, les textes de la Constitution, des ouvrages que l’on considère comme des canons de la littérature mais aussi des récits dans lesquels les lecteurs peuvent se projeter. Il y a également beaucoup de livres pratiques, sur l’agriculture, la coiffure, la fabrication de fromage, sur la création de micro-entreprises. Vous savez quels livres sont les plus demandés ? Des livres d’argumentation. Car le groupe des Farc est devenu un parti politique. Les ex-combattants sortent de la clandestinité pour entrer dans la société civile et vont pouvoir se présenter aux élections au Congrès. Ils doivent apprendre à débattre, argumenter, défendre un point de vue, à manipuler les mots à la place des armes.

La projection de films au cours des "cine foro", par exemple, a permis d’ouvrir la discussion entre les populations civiles et les ex-combattants. Les accords de paix, qui ont été traduits dans toutes les langues indigènes, sont lus à haute voix par les anciens aux enfants de ces communautés qui réalisent pendant ce temps des dessins représentant la manière dont ils imaginent leur vie maintenant que la paix est revenue. C’est très émouvant.

Le développement de la lecture a été défini comme une des principales politiques nationales. Aujourd’hui, le budget du ministère de l’Education est plus élevé que celui du ministère de la Défense. C’est un engagement très fort du gouvernement colombien. Nous voyons déjà l’impact de cette politique. Le taux de lecteurs dans la population est passé de 79 % en 2014 à 90 % en 2016. Sur la même période, le nombre de livres lus par an est passé de 1,9 à 3,2 pour les moins de 12 ans, et de 1,6 à 2 pour les adultes. Cela reste faible, mais la progression est importante.

Nous devons trouver des fonds pour en racheter de nouvelles, puisque les premières sont devenues immobiles ! Et nous allons poursuivre cette expérience qui a permis de démontrer qu’un projet culturel pouvait avoir un impact social fort.

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