« Comment l’intelligence peut-elle se déguiser en chat ? ». Bonne question. René Char se la posait dans une lettre à son ami Jacques Dupin, en 1953, qui l’invitait à rédiger une présentation critique. Devenir chat ne peut que faire rêver l’écrevisse, tout à sa carapace, ses pinces, ses antennes, et ses deux petits yeux perchés. Encrustacé dans un tel habit, tentez donc de lire… Le chat, lui, se glisse de ligne en ligne. Il faut citer ce fragment de lettre en entier : « Je ne sais pas parler d’un livre d’une voix chatoyante et sévère. Comment l’intelligence peut-elle se déguiser en chat ? ». Le poète – malgré sa défiance – décrit avec justesse l’animal que les savants nomment bizarrement felis domesticus (depuis quand a-t-on vu un chat domestique ?). Il qualifie le chat de chatoyant. L’homophonie s’impose. Et sévère. Ce qui est juste. « Les Chinois lisent l’heure dans l’œil des chats », écrivait Baudelaire. L’heure est grave, comme chacun sait. Si je le comprends bien, René Char juge que l’ intelligence ne saurait avoir les deux qualités félines. Qu’il s’agisse de commenter un écrivain ou un artiste, l’auteur du Nu perdu se veut sévère , certes – le menhir du Sud – mais pas chatoyant . Héraclite, Hölderlin, Heidegger Peut-être, cependant, ai-je mal compris René Char. Peut-être regrettait-il, au contraire, de ne pouvoir hausser son esprit à la hauteur du mystérieux félin. Peut-être ne refusait-il pas d’être chat. Et moi, tout à mes mandibules, j’aurais bêtement cru qu’il se défiait de felis domesticus . Non, à relire l’oracle, il semble bien que le poète mésestime le chat. Qu’il n’imagine pas d’ intelligence féline. C’est le problème avec Char. Je n’ai jamais su si je le comprenais ou non de travers. Lorsqu’il se faisait obscur, le poète invoquait le tout puissant paradoxe. Ses admirateurs le font après lui. Un paradoxe héraclitéen, disent-ils, présocratique, voire sibyllin. Quand ils ont du culot, ils ajoutent même au caddy René Char un kit « Heidegger III » : le philosophe (qui n’était pas encore maudit) s’en vint de 1966 à 1969 aux rencontres charistes du Thor, près d’Avignon. Tout le monde y vaticinait en H : Heidegger, Héraclite, Hölderlin. Et l’on laissait entre parenthèses l’autre H, le quatrième rugissant. Comme j’entreprenais, à cette époque, mes études de Lettres, les fulgurances du Vaucluse se trouvaient dans la colonne des admirations obligées. Chardegger était au programme. Avec Héraclite et Hölderlin en accompagnement. Sans oublier L’Arc et la Lyre d’Octavio Paz, en plus (voilà que j’oubliais L’Arc et la Lyre !). Lisant Char, je n’ai jamais pu m’empêcher– sauf pour quelques poèmes ou fragments – d’entendre chez lui un vibrato d’emphase grondante et d’académisme oratoire. Il fallut du temps pour démêler ensuite la pelote. Pour dissocier Héraclite de Char, et Hölderlin d’Heidegger. Ce qui n’empêche pas de tourner autour de Char et d’Heidegger comme un matou échaudé autour d’une cuve d’eau froide. (Quant à Octavio Paz, il a publié depuis de si beaux textes sur la sœur mexicaine, Juana Ines de la Cruz, que l’on peut reconsidérer d’un œil chattesque son moment héraclitéen). Une frayeur sacrale me saisit donc – trente ans après… – lorsque survient au courrier un gros livre : René Char. Là où brûle la poésie. La couverture est du même bleu que la vieille « Bibliothèque bleue » de Troyes, le papier est d’ivoire, la typographie avenante, les cahiers cousus. Il s’y trouve une table analytique, un index, une bibliographie et un texte véritablement rédigé, à la fois précis et narratif, dû à Danièle Leclair, maître de conférences à l’université Paris-Descartes.   Fureur sans mystère L’écrevisse n’étant pas féline, j’y suis allé à reculons, sans espoir d’être chatoyant et sévère. C’est ainsi – pratiquant ce que l’on nomme le rétrofeuilletage – que je suis tombé (p. 526) sur la citation de 1953. Ce qui donne à réfléchir. D’autant que j’avais rétroaperçu, tout en rétrofeuilletant, bien des choses tristes, pathétiques et intéressantes sur les dernières années du poète. La sœur de René Char mourut d’une terrible démence que les médecins expliquaient par toutes sortes de choses cérébrales compliquées. Danièle Leclair le raconte nettement, sans vapeurs bienséantes, sans impudeur. Au début des années 1980, René Char (né voici cent ans le 14 juin 1907), comprend que son tour est venu. Jusqu’à sa mort, le 9 février 1988, bientôt vingt ans, sa vie n’est qu’un corps à corps avec la dépossession qui le possède. Et la dépossession gagnera, bien sûr. C’est une chose d’être fasciné, comme il le fut sa vie durant, par le naufrage d’Hölderlin et de Van Gogh. Une autre de faire soi-même naufrage. Ces histoires là finissent mal. Elles briseront ses amours. Elles dévasteront son patrimoine. Bien qu’ancien élève (buissonnier) d’une école de commerce à Marseille (1925), René Char n’a jamais su gérer ses biens (œuvres d’art, manuscrits, demeures). Ce sera pire lorsque les troubles s’ajoutent à son caractère abrupt : il donne ou vend au gré d’impulsions erratiques les nombreuses oeuvres reçues des plus grands artistes. S’aliénant les spécialistes qui s’intéressaient à lui, le poète bricole au plus mal le volume que la Pléiade consacre à ses Œuvres (1983). Toujours porté par de hautes figures d’amour et d’amitié, il s’égare dans le labyrinthe. D’anciens liens se rompent mal et méchamment. Il se marie en grand secret, blessant la plupart de ses derniers proches, quelques mois avant d’être interné à l’hôpital psychiatrique de Marseille et de mourir. Pendant ce temps, Jack Lang et Mitterrand aidant, les célébrations, décorations et discours se multiplient autour d’un homme encombré par les honneurs, égaré dans l’angoisse. « Les pontes lui cavalent au froc » Peut-être faudra-t-il attendre encore un peu pour lire ou relire Char à la lumière de ces « désastres obscurs ». Toujours est-il que la qualité d’information et la justesse de ton de Danièle Leclair donnent envie d’en savoir plus sur sa vie et ses rencontres. L’écrevisse passe donc du rétrofeuilletage à la lecture suivie. Indiscutable : Danièle Leclair connaît parfaitement le travail de René Char. Elle en démêle les trames et les thèmes, sans jamais perdre de vue le récit d’une existence intellectuelle et personnelle tout à fait passionnante. Eluard, Breton, Aragon, Bunuel et Dali sont au rendez-vous dès les années 1930. Devenu «capitaine Alexandre » dans la Résistance, dès 1940, René Char fait une vraie guerre et se confronte à la vraie politique. Son après-guerre sera glorieuse : de Georges Braque à Pierre Boulez, d’Albert Camus à Joan Miro l’art et la pensée gravitent autour du solitaire bourru (mais avisé) de l’Isle-sur-Sorgue. « Tous les pontes lui cavalent au froc sans retenue », écrit Nicolas de Staël en 1951. La richesse littéraire, les réseaux politiques et culturels, l’aventure humaine. C’est une superbe biographie, même si le poète Char me paraît décidément s’éloigner avec son chamanisme citoyen. Encore que l’on puisse, après Miro – qui l’illustra – se calfeutrer contre l’hiver grâce à ce poème amical de 1946 : Le serpent ne te connaît pas Et la sauterelle est bougonne ; La taupe, elle, n’y voit pas ; Là, tu n’as à craindre personne. Les chats de ce pays sont sûrs. A lire , donc : René Char , de Danièle Leclair. Editions Aden, 640 p. 37 €

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