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Bibliothèques : sieste ou renouveau ?

Bibliothèques : sieste ou renouveau ?

Eric Dusset et Cristina Ion, dans un article paru dans Le Monde diplomatique, regrettent que les bibliothèques privilégient l'usager et la collectivité au détriment du Savoir et d'une éducation populaire. Une erreur de perception?

Quand le monde change, la tentation consiste parfois à chercher dans le passé les bonnes raisons de le laisser intact. Les bibliothèques ont engagé une profonde mutation depuis une dizaine d'années et si les professionnels soutiennent largement cette mue, une minorité souvent silencieuse, s'accroche au passé. De temps en temps, cette petite voix se fait entendre. Ce fut le cas du Crépuscule des bibliothèques en 2015 et Le Monde diplomatique lui offre une nouvelle expression à travers l'article « Bonne sieste à la bibliothèque » paru en ce mois de juin.

Bibliothèques autrefois élitistes

Les auteurs regrettent le renoncement à la priorité au « savoir » dans la politique des bibliothèques. Bien sûr, quand on écrit depuis la BNF, ce regret est compréhensible tant cette institution a été définie largement par cette fonction du savoir plus que par celle de la prise en compte des publics à desservir. Mais doit-on déplorer l'évolution de la conception de la bibliothèque ? S'agissant de la fréquentation des bibliothèques publiques, il est permis d'en douter. Les collections abondantes et exigeantes permettaient surtout à ceux qui étaient en mesure de se les approprier de les utiliser. Le niveau de diplôme était très fortement discriminant. Oui, les bibliothèques étaient élitistes sous couvert de démocratisation. La « qualité » des collections ne pouvait pas toucher ceux qui s'en tenaient à distance...

Une démocratisation en marche

Et la récente enquête sur les publics et usages des bibliothèques montre que la situation est en train de changer. Le niveau de diplôme devient moins discriminant (entre 2005 et 2016) à la fois du fait d'une hausse de la propension des moins dotés en titres scolaires mais aussi parce que les plus diplômés s'y rendent moins. Ces derniers regrettent peut-être la « qualité » des collections d'antan mais sans doute aussi certains renoncent-ils davantage qu'avant à la lecture de livres. La mutation des bibliothèques n'est pas responsable du recul de la culture lettrée parmi les élites. Et elle a sans doute permis une démocratisation de l'accès à ces lieux de lecture qui n'avait pas été obtenue depuis que la fréquentation est mesurée en 1973.

Loin des caricatures, les bibliothèques sont ouvertes sur leur environnement et sur d'autres fonctions. Elles n'ont pas pour autant abandonné leur fonction de circulation des documents. Sous-entendre que ce serait le cas revient à compter pour nulle (à mépriser ?) l'activité des milliers d'établissements sur tout le territoire qui totalisaient plus de 279 millions de documents prêtés en 2015 et on sait que les best-sellers sont très loin de représenter la part majeure des prêts.

Les usagers en priorité

Changer de cœur ne s'opère pas sans difficultés. Le cœur qui était du côté du savoir incarné dans l'imprimé est passé du côté des usagers. Le maniement du savoir supposait des savants qui, au nom de la collectivité, sélectionnaient ce qui constituait, de ce fait même, la culture universelle. Dans ce cadre, l'usager devait s'incliner en étant prié d'accepter de venir aux horaires d'ouverture qu'on consentait à lui proposer, de se plier aux règles d'emprunt, au classement, aux normes de comportement (silence, discrétion et visite solitaire). Surmonter ces contraintes supposait une adhésion minimale à cette vision du monde. La bibliothèque était le temple parmi lequel le bibliothécaire guidait le croyant vers l'idéal. Or, l'évidence partagée d'une Raison intrinsèquement supérieure et bienfaisante a disparu.

Du Dieselgate au scandale du Médiator, les exemples ne manquent pas d'une « trahison » de l'universel de la science. La confiance aveugle dans les institutions en a souffert et la revendication d'autonomie personnelle y a puisé une raison supplémentaire. Nul doute d'ailleurs que les auteurs de l'article la revendiquent dans leur existence privée quand il s'agit de se soigner, de s'informer, de se déplacer, de communiquer ou de vivre avec les autres. Comme tout le monde.
C'est que la croyance en la supériorité de l'universel supposait un individu abstrait et docile bien loin de l'individu d'aujourd'hui, concret et jaloux de son autonomie personnelle. Le changement est bien réel. Il n'est pas le produit d'une illusion instillée par l'idéologie libérale dominante. L'aspiration à la liberté de choisir (son conjoint, son mode d'union, la contraception, etc.) ont particulièrement émergé dans les années 60 et 70 c'est-à-dire avant Reagan et Thatcher.

Accompagnement de mutations plus globales

Les citoyens d'aujourd'hui ne ressemblent pas à leurs aînés. Ils ont conquis un souci de leur personne dont les seconds auraient rêvé. De Google à Wikipédia, ils ont adopté des outils qui leur permettent de répondre à nombre de leurs questions tout en délaissant les fichiers pourtant si bien construits par des générations de bibliothécaires. Cruels. Ils ont désormais un regard neuf sur les bibliothèques qui leur apparaissent moins comme un service public chargé d'une mission supérieure que comme des établissements à leur service et, de ce fait, en concurrence avec d'autres sources de services (publiques ou commerciales). Ils aspirent à des collections qui les intéresseront, à un espace confortable et ouvert quand ils sont disponibles. Ils jugent le monde à l'aune de leur propre ego et le défi ne consiste pas tant à les faire revenir à un monde définitivement révolu qu'à partir de leur cas singulier pour les amener à la prise en compte de la collectivité née de la somme de ces individualités.  Ne pas le relever revient à prendre le risque de voir les bibliothèques perdre de leur pertinence par rapport à leur époque et ainsi créer les conditions de leur disparition.
 

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